
Une femme fuit avec ses enfants, chargés de maigres ballots et, pour l’un, de deux livres, signes de l’attachement des Arméniens à leur langue, et à leur culture écrite. En arrière-plan, le mont Ararat. Une situation de détresse, une montagne mythique pour le peuple arménien : ce tableau évoque immanquablement le génocide de 1915.
Ce cataclysme avait été précédé de plusieurs épisodes de massacres. À la fin du XIXe siècle, l’Empire ottoman se délite. Dans ce contexte, les revendications des Arméniens, citoyens de seconde zone qui commencent à réclamer l’égalité des droits, sont vues comme un élément supplémentaire de déstabilisation. Meurtres barbares, viols, pillages, enlèvements de femmes sont perpétrés entre 1894 et 1896, dans différentes provinces de l’empire. Le bilan estimé est de 200 000 morts. En novembre 1896, Jaurès, à la Chambre des députés, dénonce « la guerre d’extermination qui a commencé » et l’indifférence de la France et de l’Europe face à ces « brutalités atroces » commises à l’encontre du peuple arménien. Quelques années plus tard, en 1908, le mouvement des Jeunes Turcs fomente une révolution contre le sultan et arrive au pouvoir avec le soutien des partis réformistes arméniens. Mais cette ouverture aux minorités n’est que de façade : il a en réalité pour projet de bâtir un État-nation homogène du point de vue ethnique et religieux. C’est dans ce contexte qu’en 1909, des massacres contre les Arméniens éclatent en Cilicie, une province méridionale. Ils font entre 20 000 et 30 000 morts.
Ce n’est que le prélude du génocide de 1915. Celui-ci prend place dans le contexte de la Première guerre mondiale qui facilite son exécution. Les différents États qui pèsent dans le concert des Nations sont occupés ailleurs. En outre, les Arméniens, contre lesquels la haine a été attisée depuis des décennies, sont désormais accusés de faire le jeu de l’ennemi russe. Ils sont assassinés par étapes : conscrits dans la force de l’âge, élites intellectuelles et notables, adolescents et hommes d’âge mûr. Puis c’est la déportation de plus d’un million de femmes, enfants et personnes âgées. Officiellement, il s’agit de déplacer des populations qui constitueraient un danger pour la sécurité de l’Empire ottoman. En réalité, ce sont des marches de la mort au cours desquelles la plupart de ceux qui ne meurent pas de faim ou d’épuisement sont éliminés. Au total, deux tiers des deux millions d’Arméniens vivant dans l’empire périssent. Dans les années qui suivent, des assassinats isolés ou des massacres de plus grande ampleur viendront parachever le funeste projet.
À l’époque, le concept de génocide n’a pas encore été défini, et si l’expression « crime contre l’humanité » est employée pour la première fois, ses responsables ne seront jamais sanctionnés. Établie par l’Assemblée générale des Nations unies en 1948, la définition juridique du terme « génocide » s’applique à ces événements. Une évidence que continuent à nier les États turc et azerbaïdjanais. Ces alliés revendiquent une unité de destin en brandissant le slogan « Deux États, une nation ». Il suffit de regarder une carte pour constater que l’obstacle à ces velléités d’union est l’existence de l’Arménie. Prise en tenaille entre ces deux pays hostiles, ayant retenu les leçons de l’histoire, et déploré le sort réservé aux habitants du Haut-Karabagh, elle craint aujourd’hui pour sa survie-même.